La vie depuis la disparition des adultes était… compliquée. Il n’y avait véritablement pas d’autre mot. Certains se serraient les coudes, d’autres préféraient fuir le problème, d’autres en profitaient. Nous étions qu’une bande de gamins obligés de compter les uns sur les autres pour survivre alors que les mauvais élèves de la classe foutaient des bâtons dans les roues de tout le monde. Puis, quand on rajoutait les pouvoirs que certains avaient découverts on se croirait vraiment dans un film de science fiction. C’était de la folie et il était dingue de se dire que dans ce merdier nous arrivions quand même à survivre. Mes paupières lourdes, ma main crispée sur la planchette à pince sur laquelle j’avais accroché toutes les listes que nous avions au préalable faites, je me demandais si je n’allais pas finir par m’endormir en plein milieu du calcul des provisions et des rations attribués aux uns et aux autres. Mes nuits étaient sans sommeille et mes aubes bien trop lucide, c’est surement pour cela que je bossais deux fois plus que les autres, incapable de trouver la paix une fois mes paupières closes. Soupirant lourdement, la belle blonde à laquelle je n’avais jamais parlé du temps où nous allions au lycée et que je fréquentais désormais tous les jours m’offrit un léger sourire compréhensif. On était pour la plupart exténués, se nourrir au jour le jour sans moyen de conserver fraichement la nourriture était plutôt compliqué. De plus, la nourriture que nous possédions devait être cuisinée, ainsi les réserves, avant d’arriver dans les mains de tous, devaient être préparées ce qui était une charge en plus qui nous incombait de gérer.  Le plus compliqué n’était pas vraiment le côté technique, gérer la nourriture n’avait rien de compliqué. Ce qui était compliqué c’était d’admettre qu’il fallait faire des écarts pour remonter le morale des enfants avec des bonbons ou bien donner plus de nourriture à certains car leurs tâches étaient plus physiques. Le tout en pensant aux tensions que ça pouvait entraîner et à de bons moyens de les gérer.
« Je te jure cette bête est énorme, on va se régaler. » Mes yeux se posèrent sur deux gamins qui courraient dans les couloirs du lycée tout en gesticulant. Vérifiant la liste que j’avais à la main, je me demandais d’où cette bête énorme comme il le disait pouvait bien provenir. Jusqu’à présent, même si la chasse et la cueillette ramenaient des réserves, rares étaient les grosses prises malheureusement. Pinçant l’arrête de mon nez, avant de masser ma tempe droite comme mon père avait l’habitude de le faire lorsqu’il était un peu fatigué je ne m’attardais pas sur ce problème. Penser à un festin avec au centre une grosse bête, peu importait ce que ça pouvait être, fit grogner mon ventre jamais pleinement rassasier. Un léger sourire aux lèvres je donnais ma liste complétée et les annotations que j’y avais faite à Fiona qui depuis que j’avais frappé un gamin essayant de voler me regardait toujours ses yeux pleins d’interrogations. Après quelques secondes de silence lourd, la jeune femme osa finalement m’adresser la parole, prenant son air de secrétaire parfaite : « Un animal vient d’être amené, il faudrait aussi le répertorier. » Récupérant ma planche à pince, je la remerciais avant de me diriger dans la direction qu’elle m’avait indiquée.
Poussant la porte de la cafétéria, je ne m’étonnais pas de voir Eryn en train de parler de l’animal mort, un cerf en bas âge qu’elle semblait avoir tué sans difficulté. Malgré moi, un léger sourire étira mes lèvres alors que mon corps, comme toujours, réagissait à sa présence sans que je ne puisse lutter. La tension dans mes épaules se relâcha légèrement alors que mon regard ne traduisait plus le vide que je ressentais parfois dans ma vie. Cette fille avait un effet dingue sur moi et j’avais beau essayer de lutter, comme le con que j’étais ça ne marchait pas. « Moi qui rêvais d’un steak saignant, tu arrives au bon moment. » Soufflais-je tout en m’approchant avant de toiser la bête en réfléchissant à ce qu’on allait bien pouvoir en faire. Une fois que j’eu noté ce qu’il fallait en faire, je me dirigeais naturellement vers mon amie pour l’embrasser sur la joue brièvement essayant de calmer l’envolée de mon cœur toujours pas habitué après les années.

Le monde était tordu, la vie que nous avions était y devenue une espèce de champ de bataille où chacun avait un rôle précis. Nous portions des responsabilités trop lourdes pour nos épaules d’adolescents et pourtant dans ce foutoir sans nom, il me restait mes amis, il me restait Eryn. C’était un peu con de penser à ça lorsqu’on voyait l’état des rues d’Ainslingtown ou bien quand on devait trouver de quoi aider les centaines de gosses dehors qui avaient besoin de ce coup de main. C’étai con, mais il n’y avait que ça, on avait plus que des petits rien pour trouver la force de le faire, je n’avais plus que ce petit rien pour trouver un peu de lumière dans les ténèbres de ces temps difficiles. Alors, même si un sourire que je trouvais idiot étira naturellement mes lèvres, même si je me sentais con de ne pas arriver à lutter, je préférais ne pas porter trop d’attention à ces détails, il y avait tellement d’autres choses auxquelles je devais penser. « Ça existe un steak de cerf ? » Portant mon regard sur Eryn, je souriais un peu plus franchement, amusé par sa remarque avant de hausser les épaules. C’était une bonne question, mais j’étais prêt à dévorer n’importe quoi à partir de ce cerf qui avait l’air appétissant, même dans cet état. Bien sur, il s’agissait de mon estomac qui pensait à ma place se remémorant les plats succulent de ma mère. Tachant de ne plus y penser, je notais deux trois trucs sur ma feuille avant de reporter toute mon attention sur mon amie. « J'ai bien envie de te faire un câlin mais mon ami m'a un peu salis. » C’est vrai que ses vêtements n’étaient pas vraiment propres, mais c’était tout à fait compréhensible avec le boulot dont elle s’acquittait. « Avoues plutôt que tu adores te balader dans les bois et te salir comme une enfant au lieu de te servir de ce pauvre cerf comme alibi, il ne peut même plus se défendre. »
Prenant une feuille vierge coincé par la pince de ma planche, je notais quelques indications avant d’expliquer aux deux grands gaillards que j’avais fréquenté presque toute ma vie où ils pouvaient stocker la bête en attendant que quelqu’un s’occupe de la préparer pour qu’on puisse la manger. J’aurais bien aimé m’acquitter de tâches comme Eryn et aller dans les bois chercher à manger, sauf que je n’étais pas vraiment un chasseur né, je ne savais pas me servir d’un arc et encore moins poser des collets. Dans le fond, je me rendais extrêmement utile ici, même si ce l’organisation n’était pas vraiment un travail folichon. « Tu as bientôt terminé ? Ce soir on va à la plage Bibou ! » Grimaçant, je me tournais vers la brune qui me toisait du regard certainement pour profiter de ma réaction. « Combien de fois on en a parlé ?! Pas de Bibou, pas de Bibou devant n’importe qui, pas de Bibou en public et, surtout, pas de Bibou tout court ! Ils auraient pu t’entendre et j’aurais eu l’air de… d’un… d’un Bibou. » Finissais-je par dire perdant de mon sérieux au fur et à mesure que je parlais. Continuant à sourire, je me mordais la lèvre inférieur tachant de reprendre mon sérieux, ce qui était bien difficile avec la jeune femme.
« Pour te punir d’encore m’avoir appelé Bibou je devrais refuser cette escapade à la plage mais je suis incapable de résister au charme des Sullivan. Laisses moi le temps de filer mes papiers à Fiona et je suis tout à toi. » Attrapant naturellement la main de la jeune femme, je la tirais derrière moi pour sortir de la pièce et poser au passage les papiers que j’avais à Fiona qui nous lança un regard plus que tendancieux sur nos mains entrelacées. J’avais toujours apprécié avoir Eryn près de moi, la serrer dans mes bras, tenir sa main, j’étais assez tactile et ce depuis toujours. Ca datait de bien avant le début de mes sentiments pour la jeune femme. Sauf que maintenant que j’étais conscient de ce que je ressentais, aussi doux puisse être son touché, je profitais toujours de l’arrière goût amer de manque. Elle me manquait même quand elle était là et il m’avait fallu du temps pour comprendre que c’était parce qu’elle n’était pas totalement à moi. « On sera que tous les deux à la plage où les autres de la bande seront là aussi ? » Bien sur, l’idée de voir toute la bande m’enchantait, mais elle m’enchantait moins que de passer du temps seul à seul avec Eryn. Quand j'étais seul rien qu'avec elle je ne ressentais pas la pression, j'avais l'impression de pouvoir montrer toute l'affection que je lui portais sans sentir les yeux inquisiteurs des personnes nous entourant.